Patrice Ville   &     Christiane Gilon                    è                                  Octobre 2001

Ça vaut le dérangement ! ! !

Pour la fonction critique

Henri Lefebvre aimait à dire que, faute d’exercer la fonction critique, on se retrouve toujours confronté à une crise.


La crise est le produit d’une tension qui s’accumule petit à petit. La fonction critique consiste à décrypter cette accumulation de tension et, par la connaissance qui s’ensuit, développer progressivement les moyens de la surmonter, la dépasser.


Kρινειν, c’est juger, décider, mais aussi séparer


La crise se résout dans le cours de l’histoire. Elle est suivie par des tournants. L’après, dit-on, n’est plus comme l’avant. C’est ce qui permet de définir la crise : il y a un avant et un après.


Après la crise, la société part dans une direction ou dans une autre, une option est prise, d’autres sont abandonnées. En cela, la crise est un moment de décision.


L’exercice critique permet d’intervenir, de conduire le cours de cette histoire.


L’histoire n’est pas offerte au seul hasard.


La fonction critique permet de participer à son écriture, comprendre, détecter, déminer, trouver d’autres issues, dégager des possibles. Dans une perspective nietzschéenne, plus nombreux sont ceux qui participent à l’exercice de la fonction critique, plus la chance est grande de construire des devenirs et de les choisir.


C’est par la fonction critique que les hommes font leur histoire, ce que les sociologues qui se sont intéressés davantage à la production de la société qu’à sa reproduction, appellent l’historicité.


Critique, Antagonismes, Alternative

La Critique s’associe pour nous à un travail de Logique. Mais à une logique qui aurait une dimension alternative.


Ce travail de logique peut emprunter le chemin de la rationalité, le chemin des oppositions théoriques. Il peut aussi emprunter le chemin de la pratique, celui des pratiques différentes, innovatrices, alternatives.


La raison alternative et les pratiques alternatives s’organisent en une pensée et une praxis qui peuvent accompagner, proposer des corrections, des inflexions.


L’antagonisme, dans cette perspective, devient la condition du mouvement.


De même que la mobilité du corps humain nécessite, nous dit la physiologie, l’antagonisme, c’est-à-dire l’opposition fonctionnelle de deux muscles, de deux systèmes, de la même façon l’exploration critique nous permet de développer le mouvement de la pensée et de l’action par le biais d’approches tant théoriques que pratiques alternatives et antagoniques.


Critique et complexité

L’exercice de la critique suppose une sortie hors des cheminements habituels des pensées et des pratiques. En se confrontant à la critique, on aboutit à d’autres visions d’un problème, on accède petit à petit à la complexité d’une situation.


Il faut parfois se faire violence pour abandonner la lecture simple, l’hypothèse à partir de laquelle on travaillait, pour pas à pas y intégrer de nouvelles dimensions.


Ces dimensions étaient bien présentes dans la situation, mais on les occultait pour simplifier la pratique ou le regard. L’analyse, bien que se donnant pour projet de comprendre donc de simplifier, doit paradoxalement passer par l’intégration de dimensions que l’on tendait à écarter.


Cette intégration casse les modèles à partir desquels on travaillait, et oblige à les refonder

L’accès à l’analyse, c’est l’analyseur

Pour l’analyse institutionnelle, cet accès à la complexité d’une situation à analyser passe par l’analyseur.


Dans les divers ouvrages qui se réclament de l’analyse institutionnelle, on a vu au départ apparaître des utilisations diverses de ce terme qui désignait tantôt une personne, tantôt une situation, tantôt un événement, tantôt un dispositif.


Au début des années 70, je trouvais qu’il avait un certain flou dans l’emploi de ce terme, et je me suis lancé dans l’examen attentif de ce que nous nommions « analyseur », ou plutôt de toutes les situations où nous avions utilisé ce terme d’analyseur.


L’individu analyseur cristallise des tensions qui émergent à son propos.


L’événement analyseur va être celui par lequel une communauté se divise, une unité se rompt, des lectures et des visions seront changées par l’interprétation que l’on fait de cet événement au sein d’une communauté qui se divise.


Le dispositif analyseur, c’est une construction par un staff intervenant en tiers dans une situation, une construction de règles du jeu, de principes, d’un cadre en décalage avec les principes habituels de fonctionnement et qui déclenche des prises de position, des tensions révélatrices des jeux de force en présence dans la situation.


On est en présence d’un analyseur quand on voit émerger des positions antagonistes, quand une unité est coupée en deux.


Lorsque l’analyseur paraît, une future analyse est en germe.


Comme nous le rappelle l’étymologie, (Αναλυω veut dire je délie), l’analyse est un processus de séparation.


L’émergence, l’amorce, l’annonce l’engagement de cette analyse, c’est cela qui définit la qualité d’analyseur.


C’est en réfléchissant à cette notion d’analyseur que j’ai introduit dans l’analyse institutionnelle la notion de dérangement.


J’ai constaté tout simplement que chaque fois que l’on parlait d’analyseur, on était en présence d’un dérangement associé.


L’analyseur est un effet du dérangement

On peut énoncer divers théorèmes :


« À la source de tout analyseur, il y a un dérangement » ou autrement dit :


« l’analyseur est un effet du dérangement »


et leur corollaire :


« tout dérangement a un effet analyseur ».


Plus le dérangement continue, plus on va accéder à la chaîne des enjeux.


Lorsque surgit une question dérangeante, il faut la maintenir le plus longtemps possible. Il faut coûte que coûte éviter ce que le sociologue Henri Vacquin, spécialiste des conflits, appelle « l’assassinat de la question ».


Plus le dérangement continue, plus la question que pose le dérangement continue.


Chacun est sommé de prendre position, d’expliquer sa vision du problème, et petit à petit se complète le référentiel des enjeux que les uns et les autres placent dans leur position vis-à-vis de la question.


Quand les gens ont croisé tout un tas d’enjeux, quand ils comprennent mieux les enjeux de l’ensemble des protagonistes, les positions évoluent, la complexité est partagée, le problème est collectivement redéfini, les solutions possibles émergent.


Donc critiquer, c’est comprendre, c’est participer à l’analyse, c’est se donner les moyens de participer à la résolution de ces tensions ; c’est un élément de travail politique, une part de la gestion du devenir de la cité.


La fonction critique est inséparable de la conduite des affaires du monde contemporain. Elle permet d’accéder aux possibles, d’ouvrir l’avenir.


Plus la fonction critique est exercée collectivement, plus on tend vers un modèle démocratique.

Le Dérangement comme accès au système social

Soit une pelouse au bord d’un chemin.


Un homme franchit la limite qui les sépare.


Un coup de sifflet. Cette pelouse est probablement interdite. L’homme n’en descend pas, un gardien de square apparaît. L’homme refuse de descendre, le gardien évoque sa qualité de gardien, le règlement des parcs et jardins, sa hiérarchie, le fait que certes cette pelouse est parfois autorisée, parfois interdite, pour laisser le gazon se régénérer suite au fait il a été abîmé par le piétinement…


Ainsi le dérangement, tant qu’il dure, permet-il au fil d’Ariane de l’Analyse de se dérouler.


La transgression de la norme a permis à la norme d’apparaître, de connaître des règles de fonctionnement, de se retrouver face à l’appareil qui s en occupe, d’entrevoir le mode de fonctionnement hiérarchique etc.


L’analyse avance.


Une fois, nous nous sommes permis mes étudiants et moi-même de déranger au hasard le cours d’un collègue que je ne connaissais pas. C’était à Vincennes, je pense que depuis il y a prescription, car je ne suis pas spécialement fier de ce haut fait.


Après avoir ouvert quelques portes qui donnaient sur des salles vides, nous sommes enfin tombés sur un cours.


Nous nous glissâmes dans la salle le plus discrètement possible, mais même silencieuse et effectuée en rasant les murs, notre entrée ne passa pas inaperçue.


L’exposé que faisait une étudiante s’interrompit : N’étions-nous pas venus pour la grève du département de psycho ? Quelqu’un était déjà passé pour leur en parler, mais ils avaient expliqué pourquoi, bien que solidaires, ils ne débraieraient pas aujourd’hui.


L’un d’entre nous répondit que nous ne connaissions même pas l’existence de cette grève, ce qui était exact.


L’exposé reprit.


Je me disais que, certes nous avions appris deux-trois choses, mais cela n’allait pas bien loin. Pendant que je me demandais quoi faire, un de mes étudiants demanda en chuchotant à un autre, où était Athènes. En Grèce !


C’en était trop !


L’enseignant explosa, nous ne l’avions pas repéré auparavant, il était au milieu de ses élèves.


Et après avoir insulté mon étudiant, il suspendit son cours.


Et c’est moi qui occupait maintenant sa salle, très gêné.


Nous décidâmes de nous expliquer et petit à petit la salle se remplit à nouveau pour un débat très chaud.


Ce débat porta essentiellement sur la pédagogie et sur l’urbanisme.


Pour l’enseignant, il y avait entre lui et des étudiants un malentendu fondamental : eux voyaient dans l’urbanisme quelque chose de potentiellement révolutionnaire, pour lui ce n’était qu’une grave illusion.


Il s’attaqua lui-même à la forme de son cours, une forme trop facile ; il avait à chaque fois quelques notes déjà prêtes qu’il glissait au moment opportun, disait-il.


Mais pour lui, on était à côté du problème principal.


Le débat fut assez vif et dura tout le temps du cours, avec des étudiants sidérés et combatifs. Il se termina par un incident dont je ne parlerai pas ici, mais qui fit que ce cours fut modifié définitivement.


Juste retour des choses, cela se prolongea par d’autres débats qui prirent plusieurs séances de mon propre cours à son tour dérangé par les effets de cette expérimentation sauvage.


Un dérangement minimal, simplement être là, s’était transformé en analyse du cours.


Le cas d’un lycée. De la note dérangeante au dispositif dérangeant

Il y a quelque temps, je fus appelé à monter une intervention brève dans un lycée parisien.


Il avait eu deux très mauvaises notes partiellement injustes (nous ne développerons pas ce point) dans la notation des lycées mise au point sous la direction de Baudelot concernant le baccalauréat. On pouvait voir ces notes dans « le Monde de l’éducation » et dans le Nouvel Observateur.


Avoir trois sur vingt puis deux sur vingt, c’est quelque peu dérangeant pour un lycée. D’où une commande à laquelle la réaction des parents d’élèves n’est pas étrangère. Antoine Savoye, membre du Groupe d’Analyse Institutionnelle comme moi, était à l’époque membre des parents d’élèves de ce lycée.


Il s’agissait, dans la commande que le lycée m’a passée, de sonder les élèves et les professeurs sur le pourquoi des mauvais résultats au bac. Le dispositif fut construit comme un dispositif « coup de poing » volontairement dérangeant. L’objectif n’était pas de produire un savoir sur la situation, ce n’était pas seulement un savoir qu’il importait de faire émerger et de recueillir auprès des élèves et des enseignants. Il fallait produire un savoir et un pouvoir, c’est-à-dire un savoir qui favorise une prise en charge la plus large possible du problème. Aussi nous avons procédé en une seule journée : douze d’entre nous sont venus sur place, ont rencontré les délégués des élèves pour les associer au travail. Une heure plus tard, suspension des cours pendant une heure pour une interview collective par demi classe. Comment expliquez-vous les mauvais résultats au bac de votre établissement ? Comment faire pour que tous vous ayez le bac ? Dans la foulée, nous faisons l’analyse de contenu de façon très voyante, dans la salle de permanence, avec l’aide des délégués, en débordant sur la cour de l’établissement.


17 heures : restitution d’une analyse mettant l’accent sur la logique dont tout le monde participe « une spirale négative » et proposant des solutions possibles en AG publique dans le hall d’entrée et de sortie de l’établissement.


Plus de cent personnes, élèves, personnel enseignant, ainsi que des parents qui ont pu se dégager y assistent et débattent. L’effet sera immédiat. On s’explique sur ce que l’on ressent, sur comment chacun participe du problème. Des enseignants annoncent que dès le lundi suivant ils modifieront leur façon de noter et de parler aux élèves pour s’attaquer au processus de démotivation. Mais face à certaines suggestions, le chef d’établissement a l’impression qu’on va trop loin et qu’on le dépossède de ses prérogatives. Là aussi dérangement…. La demande de rémunération pour mon équipe, mal comprise, sera l’occasion d’empêcher un élargissement un moment envisagé de ce travail. Les profs voulaient aussi construire leur analyse de la même façon


L’analyse institutionnelle ou le contrôle antagonique

En fait le dérangement est inscrit dans l’histoire du développement de l’analyse institutionnelle. Déjà auparavant pédagogie institutionnelle, psychothérapie institutionnelle avaient dérangé l’ordre social dans leurs domaines respectifs. Contre pédagogue, contre-thérapeute et maintenant contre-sociologue, leur façon de voir le professionnel et son rapport à l’élève, au patient, à la population étudiée, au client, se démarque absolument de ce qui est l’ordre établi. C’est sur le pédagogue, sur le thérapeute, sur le socianalyste que porte la contrainte la plus forte. Le poids du contrôle qui porte sur ce professionnel est inversement proportionnel à l’allégement de celui qui s’exerce sur l’élève, le malade, le client d’intervention. C’est l’ordre de la maîtrise qui est inversé. Le pouvoir scolaire, universitaire, médical, scientifique, est mis en question. Cette position caractérise le courant de la recherche - action en général qui cherche à établir une relation d’équivalence entre le sociologue et l’acteur social.


La situation d’intervention socianalytique est particulière. On appelle les socianalystes pour déranger l’ordre bloqué. On les chasse parce qu’ils dérangent. Mais ce départ est aussi nécessaire pour tourner la page.

Le but n’est pas de déranger pour déranger, il est de déranger pour comprendre et refonder, débloquer.

Je pourrais prendre un exemple d’intervention. Je préfère prendre un exemple de dérangement refondateur tiré de la recherche d’une étudiante de notre laboratoire, Karima. Cette étudiante dont les travaux de recherche sont actuellement dirigés par Bernard Charlot, a mis en évidence l’importance du stage professionnel dans le lycée professionnel (LEP). D’après ce qu’elle a constaté, ce stage a un effet analyseur : par l’immersion dans le monde du travail, il casse la vision que l’élève se faisait auparavant de l’école. Et il modifie son implication. L’effet est toujours intéressant alors même que l’on se trouve confronté à des perceptions antagonistes.


À l’issue de ce stage, la vie professionnelle peut apparaître à l’élève soit comme attractive, soit comme répulsive, mais dans les deux cas, son implication scolaire est modifiée.


Dans le cas où la vie professionnelle lui apparaît comme attractive, l’implication scolaire est présentée par l’élève comme le chemin qui lui permettra de se professionnaliser.


L’école, dans laquelle il était jusqu’ici en échec, l’intéresse maintenant parce que l’implication scolaire est associée à cette implication professionnelle à laquelle il se met à aspirer. Après le stage, l’élève se dit : il faut que je m’implique plus scolairement pour mieux m’impliquer professionnellement, ce dont j’ai envie. J’accepte l’école pour lui échapper au plus vite.


Ou bien lors de ce stage, la vie professionnelle m’apparaît comme répulsive, l’implication scolaire s’impose alors à l’élève comme le moyen d’une prolongation possible du temps qui le sépare de l’insertion professionnelle. « Tant que j’étudie, j’échappe au monde de la production tel que je l’ai croisé dans mon stage » se dit-il.


Ce dispositif de stage organisé par les LEP attaque finalement de façon naturelle la désimplication scolaire, quel que soit le cas de figure. C’est au fond parce qu’il dérange l’élève que ce dispositif de stage en entreprise est intéressant.


L’analyse institutionnelle apporte aux sciences de l’Éducation le dérangement. C’est utile, mais toujours porteur de tensions.

S’intéresser au dérangeur n’est pas évident, mais c’est utile pour comprendre comment améliorer le rendement de notre machine scolaire. Signalons à ce propos un remarquable travail sur la permanence, réalisé par Marie France Senglat, CPE et étudiante en DEA en Sciences de l’Éducation à Paris VIII.


Savoir déranger est utile pour comprendre, pour débattre, pour ouvrir des possibles. C’est nécessaire pour ne pas rester bloqué et finalement trouver des voies de sortie des situations impossibles, des solutions de prise en charge de problèmes non traités, à la marge des sentiers battus.


Il faut cependant savoir que c’est très problématique, très antinaturel, de fonctionner selon un principe de dérangement générateur d’analyseurs. En effet, le fonctionnement institutionnel tend à se naturaliser, et à refuser les dérangements. Les accepter est tellement anormal que dans les départements de sciences de l’éducation, ce type de position est de plus en plus difficile à défendre, voire même au sein de l’analyse institutionnelle, qui elle aussi s’institionnalise, et est prête à attaquer tout ce qui mettrait en cause son image de marque, qui risquerait de choquer la communauté universitaire, de mettre en cause les lieux communs.


Ceci est probablement dû à ce que l’école est confrontée à de nouveaux problèmes et quand on a peur, c’est l’organisation qui sert d’enveloppe défensive, le dérangement vécu comme un désordre est alors proscrit.


On va vers l’ordre totalitaire, l’obéissance, la soumission, le modèle (en général centralisé et descendant), la simplification Cet ordre qui s’occupe de tous, au lieu de s’occuper de chacun, ce tout un chacun qui font partie de façon équivalente de l’ensemble éducatif élève parents maîtres et maîtresses, personnels administratifs ouvriers techniques, politiques… avec de nouveaux enjeux qu’il faudra bien comprendre et prendre en charge en inventant et en faisant de nos élèves les porteurs des capacités d’innovations et des possibles.


Patrice Ville & Christiane Gilon è 2001