Extrait de la revue p 229

Recherches en Education - n°21 - Janvier 2015 - Recensions


Les arcanes du métier de socianalyste institutionnel

Christiane Gilon & Patrice Ville

Presses Universitaires de Sainte-Gemme, 2014, 178 p.

Construit et présenté comme un manuel pratique de socianalyse, l’ouvrage produit par Christiane Gilon et Patrice Ville est édité par les Presses Universitaires de Sainte-Gemme, créées par Rémi Hess, sociologue, professeur en sciences de l’éducation à l’université de Paris VIII et spécialiste de l’analyse institutionnelle. Une longue introduction présente les spécificités de la socianalyse, ainsi que sa genèse théorique et sociale. La distinction entre la théorie, nommée analyse institutionnelle, et la socianalyse institutionnelle, méthode d’intervention et de recherche, qui vise par l’action à insuffler un changement dans une action en cours, est posée d’emblée.

Le travail des intervenants tend à mettre à jour les socio-logiques qui ont abouti à la situation à partir de laquelle ils ont été appelés à intervenir. L’intervention socianalytique est définie comme sociale, collective et institutionnelle. Sociale, car elle permet de socialiser des savoirs jusque là détenus par un seul ou par quelques-uns. Collective, car ces savoirs socialisés permettront une analyse collective et contradictoire de la situation à l’origine de l’intervention. Institutionnelle enfin, car les logiques et les dynamiques d’institutionnalisation y sont explorées. Il s’agit, par la présence des socianalystes, de perturber un système, de produire du dérangement, d’interroger les habitudes, les évidences, les allants de soi, pour que des logiques sous- jacentes et insues se révèlent aux participants.

Au contraire d’autres formes d’intervention, le socianalyste ne vient pas en position d’expert, de « sachant », qui apporte à la structure commanditaire et participante son savoir et ses solutions au problème. Il vient se placer au sein et non au-dessus d’un ensemble déjà fondé. Cette position d’étrange étranger amène à ce que le savoir sur la situation, son histoire, sa genèse, ses logiques propres lui soit communiqué. L’intervention vise à reconstituer la naissance de l’idée de recourir à des socianalystes et la suite de micro-évènements qui ont abouti à la situation présente. Par cette mise à jour des tensions petit à petit accumulées, la crise est en quelque sorte intellectualisée, ce qui permet de la dépasser et de dégager une orientation d’après-crise à partir de possibles élaborés par l’exercice de la fonction critique.

A partir des six règles de la socianalyse brève proposées par Lapassade et Loureau (Clefs pour la sociologie, Paris, Seghers, 1971) les auteurs complètent les règles du dispositif pour des interventions complexes et plus longues. Ils présentent leur manuel pratique sous forme de douze leçons. Cet ouvrage est destiné à des praticiens en devenir, soucieux de se donner des principes d’action. Outre un solide étayage théorique multidisciplinaire, qui trouvera ses sources dans les champs théoriques mobilisés en pédagogie, psychiatrie, philosophie, sociologie, sociopsychologie, et une curiosité authentique envers les logiques d’action des acteurs sociaux, le socianalyste doit être à l’aise avec les conflits, et en capacité d’affronter les pouvoirs institués.

Cette présentation des arcanes du métier de socianalyste institutionnel comporte aussi un intérêt pour des commanditaires, curieux de recourir à un tel dispositif, mais inquiets devant les bouleversements qu’il ne manquerait pas de produire. Le récit jour par jour d’une intervention, puis des illustrations par l’exemple, dans chacune des « leçons », permet de rendre plus concret ce qui sans cela pourrait apparaître comme un dispositif à la fois utopique et risqué, qui valorise sans respect des hiérarchies instituées les savoirs profanes de l’ensemble des acteurs sociaux, dénué de potentiel de réelle mise en œuvre. Un argument favorable à prendre le risque de la socianalyse pourrait se résumer à cette affirmation issue de l’expérience des auteurs: « disons simplement que le renforcement du lien social, le plaisir de travailler dans un meilleur climat, la reconnaissance des acteurs sociaux quelle que soit leur place dans les hiérarchies, la redynamisation d’une organisation, le déblocage de situations apparemment sans issues, divers apprentissages informels tels que la prise de parole, l’analyse sociologique et politique, le développement personnel, l’élargissement du champ de vision de chacun, comptent parmi les effets réguliers que nous avons pu constater en 40 ans de pratique » (p.35).


Un mérite du texte produit par Christiane Gilon et Patrice Ville est d’exposer avec concision et précision ce qui caractérise un analyseur. «L’analyseur est cette personne ou cet évènement qui provoque des débats, dérange, montre ainsi les contradictions à l’œuvre dans une situation » (p.99). L’analyseur, qu’il soit naturel ou construit, c’est-à-dire introduit par l’intervention de socianalyse, est ce qui divise. Une spécificité de la socianalyse relève de la capacité à produire et/ou s’emparer des analyseurs issus du dérangement pour mettre à jour les rapports de pouvoir institués, les déconstruire, et permettre de

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reconstruire à partir de la mise en débat collectif. Dans ce débat, chacun porte sa parole singulière, ne représente que lui-même selon le principe d’engagement personnel, et le seul programme pris en compte est celui issu du surgissement de l’imprévu, ici et maintenant.

Au-delà de l’apport de ce livre pour les socianalystes en projet ou praticiens expérimentés désireux de revisiter leur pratique, les douze leçons rappellent aussi à tout intervenant dans les organisations (expert, consultant, accompagnateur en individuel) quelques règles de base qu’une pratique insuffisamment objet d’autoévaluation pourrait progressivement occulter. Ainsi, la première leçon pointe l’importance de repérer ce qui se joue dans la commande de l’intervention : si le traitement de la commande (acte de pouvoir du groupe qui a passé la commande) et en particulier des demandes sous- jacentes à la commande (manifestations de fragilités de ce groupe commanditaire) évolueront bien différemment selon la posture revendiquée par l’intervenant et le dispositif retenu et tenu, cette phase demeure fondamentale dans toute intervention. Sont également transférables à d’autres dispositifs les principes relatifs à la non-directivité, qui s’appliquent notamment aux dispo- sitifs d’intervention et/ou de recherche à orientation clinique. « En accédant à la particularité, on accède aussi toujours à l’universalité » (p.86). La dizaine de pages relative aux entretiens non-directifs rappelle les fondamentaux qui font appel à ce type d’entretiens. Par exemple, l’unique question d’un entretien non directif est précédée d’une présentation complète du cadre, qui englobe l’intervieweur, l’interviewé et le commanditaire : problématique, délais, méthode, motif du choix de l’interviewé, importance de son point de vue, déontologie, modalités de restitution.

Si l’organisation est « une structure dynamique dont la stabilité rend l’équilibre des forces sociales en jeu invisible » (p.129), l’intervention socianalytique permet par le contre-pouvoir contenu dans la non-directivité qui s’applique à l’ensemble des participants, d’accéder à la dialectique sous- jacente puis à refonder, c’est-à-dire re-créer une forme sociale mieux adaptée, fondée sur des normes nouvelles, issues des idées minoritaires de la veille : en socianalyse, tout point de vue non conformiste qui cherche à s’exprimer a sa chance d’être entendu, voire adopté.

Valérie Guillemot

Chercheur associé, Apprentissage, didactique, évaluation, formation (ADEF), Aix-Marseille Université, École normale supérieure de Lyon Institut français de l'Éducation

Michel Vial

Professeur des universités, Apprentissage, didactique, évaluation, formation (ADEF), Aix- Marseille Université, École normale supérieure de Lyon Institut français de l'Éducation

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